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Le poète romain Manilius a dit un jour les mots latins « Per varios usus artem experientia fecit ». En d'autres termes, à travers des expériences variées, c'est la pratique qui fait l'art. Ce concept est toujours d’actualité, surtout dans le secteur de l’Intelligence Artificielle. Le principe est d’ailleurs le même : demander à un ordinateur de s'exercer avec un grand nombre de données afin d’obtenir des résultats. C’est le cas par exemple lorsque vous intégrez des milliers de photos de taches cutanées dans un modèle informatique, afin qu’il puisse prédire un cancer de la peau. Mais est-ce vraiment si simple ? À quel point ces prédictions sont-elles fiables ? Peuvent-elles vraiment remplacer l’interprétation d’un dermatologue ? Enquête.
Le cancer de la peau reste le plus courant en Belgique et aux Pays-Bas. Il concerne chaque année 39 000 personnes et 77 000 nouveaux patients. Si le taux de survie à cette pathologie a considérablement augmenté, les risques restent importants. Les professionnels de la santé recommandent donc d'examiner régulièrement sa peau. Ils préconisent de rechercher des taches étranges, des bosses ou toutes marques changeantes. Un grain de beauté qui évolue mal peut être un mélanome, par exemple. Autrement dit, il constitue une forme de cancer de la peau qui peut conduire à des métastases.
Les applications de santé basées sur l'IA qui surveillent la peau semblent tomber à pic. En effet, elles peuvent éviter un bon nombre de complications liées à un cancer de la peau. Le tout à distance car les utilisateurs peuvent se contrôler rapidement et facilement depuis leur domicile. Un bon réflexe, puisque les chances de survie sont plus grandes si un mélanome est décelé à un stade précoce. Ainsi, ces dernières années, plusieurs applications d’analyse d’images sont apparues sur le marché. Parmi elles vous retrouvez, SkinVision, Miiskin, MoleMapper ou encore MoleScope. Même Google lance sa propre application : Derm Assist, Elle devrait être disponible d’ici la fin de l’année.
Surveillance de la peau avec Miiskin
SmartHealth s’est entretenu avec l’un des fondateurs d’une de ces applications. Nous sommes partis à la rencontre du P.D.G. de la société danoise Miiskin, Jon Friis. Son entreprise est née d’une expérience personnelle. En effet, lorsqu’il fait la connaissance de sa future compagne, Rikke, elle est couverte de taches de naissance qu’elle doit surveiller régulièrement. Naturellement, Jon Friis l’aide à vérifier l'évolution de sa peau. À chaque fois, c’est fastidieux. Les doutes s'installent, car il est particulièrement difficile de déceler de nouvelles marques ou de savoir si celles existantes ont évolué. « Vérifier ses grains de beauté, c'était comme regarder le ciel, nuit après nuit, en essayant d'identifier une étoile nouvelle ou plus brillante », explique-t-il sur le site web de Miiskin. L’entrepreneur s'est donc demandé s’il n’existait pas un autre moyen moins stressant et plus fiable. C’est ainsi qu'est née l'application Miiskin.
Jon Friis : « Notre système d’IA et notre application ne sont pas là pour établir un diagnostic ou évaluer l’étendue d’un cancer de la peau ou d'autres affections cutanées. Non, ils ont été développés pour aider les utilisateurs à suivre tous changements de leur peau. Ainsi, nous fournissons une application et une plateforme pour s'auto-surveiller et identifier les évolutions de la peau, comme celles des grains de beauté, sur une période donnée. »
« Nous conseillons toujours aux utilisateurs de consulter un dermatologue lorsqu'ils ont identifié des anomalies via notre technologie. Cela signifie que l'application ne fournit à aucun utilisateur un résultat ou un diagnostic personnalisé. Il s'agit plutôt d’un outil avancé leur permettant de surveiller, comparer, gérer et éventuellement identifier plus facilement des changements cutanés. Les évaluations et les diagnostics cliniques ne doivent pas provenir de l'IA, mais des professionnels de la santé. »
Skinvision : un outil fiable pour déceler le cancer de la peau ?
Dans cette optique, Miiskin offre plusieurs fonctionnalités aux utilisateurs. La première est une fonction de dimensionnement des taches de naissance. Les personnes mesurent leur taille et vérifient si elles évoluent ou encore si leur forme ou leur couleur a changé. Il existe également une fonction pour le visage pour suivre divers problèmes cutanés tels que l'acné. D'autres fonctions permettent de surveiller de plus grandes parties du corps (Skin Mapping, Automatic Skin Imaging). Ce dernier point est important selon la société danoise, car 70 % des mélanomes sont causés par de nouvelles taches sur la peau. Miiskin offre aussi à ses utilisateurs de nombreuses informations, notamment des photos de l'état de la peau. Un moyen efficace de mieux les informer et de mieux comprendre les troubles liés aux cancers de la peau.
Par rapport à d'autres applications, Miiskin souligne que sa technologie est un outil destiné à faciliter la surveillance de la peau. D'autres applications établissent un lien direct avec le cancer de la peau. C’est notamment le cas de SkinVision. En effet, la société néerlandaise déclare sur son site web que son « application permet de détecter immédiatement les signes des cancers de la peau les plus courants. » Néanmoins, ils ne fournissent pas de diagnostic. Cependant, le titre de l’application porte à confusion : « SkinVision - reconnaître le cancer de la peau ». Selon l'entreprise néerlandaise, leur outil est un dispositif médical réglementé qui fusionne l'IA avec l'expertise d'experts de la santé et de dermatologues.
Des résultats controversés
Depuis 2019, l'assureur maladie CZ propose gratuitement l’accès à l’application SkinVision. Un moyen d’étendre ses services aux assurés, mais aussi de soulager les médecins généralistes. Selon la société néerlandaise, l'algorithme a été formé sur la base de centaines de milliers de photos validées cliniquement par des dermatologues. Ils affirment également que ce dernier a une sensibilité de 95 % dans la reconnaissance des signes de cancer de la peau. Ils se réfèrent à une étude indépendante réalisée par Erasmus MC. De plus, l'entreprise consulte une équipe de dermatologues pour effectuer un contrôle continu de la qualité des résultats de l'algorithme.
L'application SkinVision a fait l'objet de plusieurs études dans le passé. Ainsi, son exactitude et sa méthodologie ont été remises en question. En, effet, des chercheurs du BMJ ont découvert que parfois l'application indiquait à tort qu'il y avait matière à préoccupation. SkinVision n'a pas souhaité commenter ces affirmations avec SmartHealth.
Aux États-Unis en particulier, l'octroi d'un marquage CE européen à des applications telles que SkinVision est mal considéré. La FDA, l'agence sanitaire américaine, est d’ailleurs réticente à donner son accord. À ce jour, elle n’a donc pas autorisé SkinVision sur le marché américain.
Les biais des algorithmes
La partialité est une raison majeure pour laquelle la fiabilité d'une application basée sur l'IA est remise en question. Les développeurs d'applications d'apprentissage automatique alimentent et entraînent l'algorithme avec des milliers, voire des millions, de photos d'affections cutanées courantes. Ensuite, l'algorithme classifie lui-même les photos téléchargées. Malgré tout, existe-t-il une zone suspecte ? Si oui, à quel point affecte-t-elle les résultats ? Car tout est basé sur l’apprentissage de l'algorithme.
À mesure que les utilisateurs téléchargent des photos, l'algorithme devient un outil de plus en plus fiable. Cependant, si la base des données est composée d'un nombre disproportionné d’un certain type de population, cela va fausser les résultats. Par exemple, si l'algorithme a énormément de datas sur des hommes blancs âgés, cela influencera l’analyse pour les jeunes femmes d'origine africaine. Il est possible que le logiciel indique à tort que la peau n'a rien d'anormal, mais cette conclusion est basée sur un nombre trop faible d'exemples d'apprentissage spécifiques.
Les limites des bases de données et des médecins
Il est difficile d'obtenir des données équivalentes pour l’ensemble de la population. Certaines catégories de personnes consultent moins souvent un dermatologue. Soit par manque de temps ou pour des raisons économiques. Ainsi, les algorithmes manquent de données représentatives. Actuellement, l'âge, le sexe et l'origine ethnique sont des variables évidentes qui influencent le résultat. Mais qu'en est-il des autres variables et différences ?
De plus, de nombreuses entreprises utilisent leurs propres bases de données fermées. Les cliniciens et techniciens ne peuvent donc pas se fier à 100 % sur les informations avec lesquelles l'algorithme s’est formé. Et cette partialité ne concerne pas seulement les algorithmes d'IA. Selon une étude menée par des médecins américains, les dermatologues ont tendance à être moins à l'aise pour diagnostiquer des problèmes de peau chez les patients de couleur.
Avec Derm Assist, Google tente de résoudre ce problème. En effet, l’application utilise un type d'IA différent pour développer des images artificielles pour la peau foncée. Cette démarche peut finalement aider à améliorer les algorithmes. Ces données artificielles ou synthétiques serviront à accroître la variété des images. Actuellement, Derm Assist permet aux utilisateurs de connaître l'incertitude de leurs résultats.
Utilisateurs de l'interprétation et de l'émotion
Contrairement à Miiskin, SkinVision fait le lien direct avec le cancer de la peau. L'entreprise propose une application médicale réglementée qui reconnaît et détecte cette pathologie. De plus, elle coopère avec une compagnie d'assurances maladie. Néanmoins, SkinVision ne pose pas de diagnostic. Concrètement qu’est-ce que cela signifie ?
Dans le cas des applications pour la peau, comme celle de SkinVision, les utilisateurs peuvent, sans le savoir, les utiliser comme des dispositifs médicaux. En effet, l'application peut donner le résultat suivant : « Notre algorithme évalue votre photo comme étant à faible risque. Elle ne présente pas de forte correspondance avec celles touchées par un cancer de la peau dans notre base de données. » Une fois cette conclusion donnée, quelle interprétation l’utilisateur peut-il en faire ? Doit-il la remettre en question ? Ou se sent-il rassuré au point de ne plus se soucier d’un éventuel problème ?
À l’inverse, lorsque l’application indique que quelque chose ne va pas, cela peut induire de l'anxiété et de la peur. Prenons l’exemple du résultat suivant : « Notre évaluation détecte des signes légers de croissance anormale. Cela peut indiquer le développement d'un cancer de la peau. » Des conclusions alarmantes, qui peuvent entraîner un doute chez les patients. Et cela, même si un médecin finit par conclure que l'application n’est pas capable d’apporter un résultat précis. Alors, même si un message d’avertissement indique clairement que les applications ne fournissent pas de diagnostic, ce genre de notification peut susciter la peur et le doute. Surtout sans connaissances médicales appropriées ou sans l'assurance d'un médecin, elles restent difficiles à dissiper.
Critiques des applications
L'été dernier, le journal britannique The Guardian a réalisé un reportage sur les utilisateurs qui se servent de ce type d’applications de prévention. Vous retrouvez également de nombreux témoignages sur Internet. Il s'agit d'histoires qui se lisent comme un blog et qui donnent un aperçu de l'expérience personnelle qu’a eu un consommateur. Ce qui est frappant, c'est qu'il s'agit presque toujours du cancer de la peau. Par exemple, que l'application a sauvé des vies grâce à un diagnostic précoce (SkinVision) ou qu’elle a aidé à surveiller la peau après un diagnostic (Miiskin).
Les expériences des utilisateurs qui n’ont pas été concluantes restent faibles. Entre 2019 et 2020, pas moins de 155 000 photos de clients de l'assureur maladie CZ ont été évaluées avec SkinVision. Pour 146 000 d’entre elles, l'application a conclu qu'il n'y avait rien d'anormal. Dans 122 cas seulement, il a été possible d'affirmer avec 90 % de certitude qu'il s'agissait d'un mélanome. D'après ces chiffres du CZ, la conclusion semble être qu'un mélanome a effectivement été découvert dans moins de 0,1 % des photos.
Pour que les algorithmes puissent réellement détecter un cancer de la peau, il faut poser des normes. Les chercheurs, les organismes professionnels, les entreprises et les organismes de réglementation, tels que la FDA, doivent ainsi les définir. Un facteur important est que les algorithmes doivent être aussi capables d’indiquer lorsqu’ils ne sont pas en mesure d’établir une analyse. Néanmoins est-ce envisageable ? Un algorithme sera-t-il capable d’indiquer que ses données ne sont ni assez précises ni suffisamment représentatives ? Et dans ce cas, orienter l’utilisateur vers un dermatologue.
La responsabilisation du patient ?
Il existe désormais plusieurs applications préventives basées sur l'IA qui surveillent la peau et identifient les risques d'affections cutanées. Si les algorithmes utilisés sont capables de prédire le cancer de la peau avec un haut degré de fiabilité, alors ces outils constituent un soutien idéal pour les professionnels de la santé.
Les applications d’e-santé pour la peau indiquent qu'elles ne proposent pas d'outil de diagnostic et qu'en cas de doute, il faut toujours consulter un médecin. Mais le doute de l'utilisateur n'est pas le même que celui d'un dermatologue. Heureusement, des applications telles que la danoise Miiskin et la néerlandaise SkinVision cherchent consciemment à coopérer avec les prestataires de soins de santé. Cette collaboration entre les développeurs d'applications et les médecins ou les dermatologues permet d'accroître la précision et la fiabilité des algorithmes. Ainsi à l'avenir, ces applications pourraient être suffisamment fiables pour prendre en charge une partie du diagnostic dermatologique du médecin. Dans ce cas, les personnes disposent d'une aide avec un avis fiable, sans place pour une interprétation non fondée.
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