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Si Kicky van Leeuwen est capable de piquer un patient, c’est avant tout analyser des données qui l’intéresse. Data scientist et doctorante au Radboudumc, la chercheuse a récemment co-publié une étude sur l'impact clinique des logiciels d'intelligence artificielle utilisés en radiologie. Selon ses conclusions, moins d’1/4 de ces outils ont une incidence clinique prouvée. Comment est-ce possible ?
L'intelligence artificielle (IA) est en plein essor depuis plusieurs années, y compris dans les soins de santé. Elle est de plus en plus citée lors de conférences médicales ou dans les revues professionnelles. La raison ? D’après de nombreux chercheurs, elle peut considérablement améliorer les soins de santé dans différents domaines. Selon les données collectées par Kicky van Leeuwen, de nombreux nouveaux produits utilisant cette technologie fleurissent sur ce secteur prometteur. Les start-ups concernées y ont d’ailleurs souvent consacré des années de recherches et de développement.
Cependant, « le marché de l'intelligence artificielle est encore relativement jeune », précise la data scientist qui concentre ses recherches sur les logiciels d’IA des services radiologiques. « Et c’est justement pour cette raison qu’il se heurte encore à beaucoup de problèmes de croissance ». « Il existe actuellement plus de 160 outils sur le marché. Ce qui constitue un bon début, mais cela rend également la situation très confuse. Les utilisateurs qui ne sont pas des experts ne mesurent pas leur utilité. Ils éprouvent même des difficultés à les utiliser pour trouver une solution à un problème particulier. Ils se demandent notamment comment ces algorithmes se comportent-ils avec leurs données ? »
Une opacité pénalisante
Kicky van Leeuwen a constaté que c’est bien souvent le même scénario qui se répète. Un médecin ou un radiologue s'enthousiasme pour un produit présenté au cours d'une conférence médicale ou d'une réunion de vente et souhaite l’utiliser pour ses patients. « Ils se disent tout simplement : je veux cette technologie dans mon hôpital. Le problème, c'est qu’ils ne vérifient pas toujours quelles sont leurs alternatives. Non seulement, il existe d'autres solutions que l'IA, mais aussi le produit repéré peut être mieux adapté avec un autre fournisseur. »
Il faudrait pouvoir avoir une vue d'ensemble précise sur toutes les applications disponibles de l'IA, mais sa mise en place n'est pas triviale. « Pour qu'un dispositif médical puisse être mis sur le marché européen et utilisé cliniquement, il doit être conforme aux réglementations pertinentes en Europe - marqué CE », explique-t-elle. Ce long processus entraîne un manque de transparence. « En Europe, il n'existe toujours pas de base de données publique qui répertorie les produits marqués CE. Il n’est donc pas possible pour un client potentiel de savoir si le produit est déjà disponible ou encore en cours de développement. Et faire une étude de marché par soi-même n'est pas non plus une option fréquemment envisagée. »
Face à une telle opacité européenne, Kicky van Leeuwen a lancé, avec la collaboration de quelques collègues, www.AIforRadiology.com où plus de 160 outils ont déjà été enregistrés. Le site web permet ainsi aux utilisateurs de vérifier les renseignements sur un produit IA, plus particulièrement sur ceux pouvant servir en radiologie. « Nous mettons régulièrement à jour notre liste ainsi que les informations les concernant telles que les nouvelles fonctionnalités disponibles ou les certifications obtenues. Elles sont effectuées avec l'aide des fabricants. Ils nous communiquent eux-mêmes les éléments à changer et nous envoient leur certificat CE afin que nous puissions vérifier cette certification. »
Cette page Internet n’aurait sans doute pas été nécessaire si une liste récapitulative était déjà accessible. Pourtant, dans d’autres pays c’est déjà le cas. Aux États-Unis, l'agence fédérale Food and Drug Administration (FDA) y veille scrupuleusement. « La FDA dispose d'un site en ligne regroupant toutes les bases de données. Vous pouvez rechercher le fournisseur ou un produit, par exemple. Ainsi, vous avez facilement accès aux informations essentielles : le produit a-t-il été approuvé ? Quelles sont ses allégations ? Ou encore ses résultats de validation ? Heureusement, la Commission européenne travaille actuellement sur une page web similaire, Eudamed, dans laquelle tous les dispositifs médicaux devraient bientôt être traçables. Cependant, nous ne savons toujours pas quand il sera disponible. Il a été reporté à plusieurs reprises et il ne sera livré qu'en plusieurs parties ou modules. »
Un manque de preuves scientifiques
« Le manque de transparence n'est qu'une partie du problème de croissance de cette technologie prometteuse », poursuit l’experte. Selon une étude récente à laquelle elle a participé, de nombreux produits d'IA destinés à la radiologie sont disponibles aujourd'hui au niveau international, mais leur efficacité n'a pas été pleinement évaluée. Et la co-analyse qu’elle a menée avec son groupe de travail a très vite démontré les limites de l’évolution du marché. En effet, sur les 100 premiers produits listés sur le site web de l’IA pour la radiologie, seuls 36 ont fait l’objet d’études scientifiques pour évaluer l’efficacité des logiciels. Finalement, parmi elles, 18 avaient un impact avéré. Un constat qui montre que la certification CE d'un produit ne suffit pas.
Cependant, Kicky van Leeuwen nuance quelque peu ces résultats. « Nous avons affaire à une technologie émergente. Et avant d’obtenir une certification CE, un produit nécessite beaucoup d'investissements et de temps pour pouvoir être commercialisé. Et ce n’est qu’une fois marqué CE qu’il peut être utilisé cliniquement. D’après les produits listés sur notre site, ce processus prend en moyenne 4 ans aux entreprises. »
Des démarches qui ralentissent les expertisent
« Finalement, les entreprises peinent à démontrer l'efficacité d'un produit avant qu'il ne soit utilisé », conclut la spécialiste. « C’est un peu le problème de la poule et de l'œuf : vous devez valider votre produit pour le mettre sur le marché, mais dans certains cas, vous ne pouvez pas vraiment le faire correctement tant qu'il n'est pas commercialisé. Cela explique en partie le faible nombre de cas où l'impact clinique des outils a été démontré. De plus, beaucoup d'entre eux ne sont sur le marché que depuis un an. Il est donc fort probable qu’ils n’aient pas pu mettre en place une étude pour analyser et ensuite publier les données pour démontrer leur efficacité. »
Outre l’analyse, l'équipe de Radboudumc souhaite également contribuer à accroître les datas scientifiques. « Nous allons bientôt commencer des études de validation où nous testerons différents algorithmes d'IA qui effectuent une tâche similaire sur le même ensemble de données. Ces dernières proviendront de différents hôpitaux des Pays Bas. De cette façon, nous ferons une comparaison équitable des produits et pourrons déterminer s'ils fonctionnent bien sur les données néerlandaises également. Les résultats seront accessibles au public par la suite, une manière d’amorcer la transparence. »
Le partage et le suivi, les clés du succès ?
Kicky van Leeuwen espère que ces chiffres évolueront au fil des ans. Pour l'instant, elle reste d'un optimisme prudent : « Les résultats de l'étude démontrent surtout le niveau de maturité du marché. Si nous regardons déjà le chemin parcouru, beaucoup de choses ont déjà changé. Cinq ans auparavant, nous discutions encore de la faisabilité technique de l'IA. Nous nous demandions si l'apprentissage profond pouvait faire quoi que ce soit pour les images radiologiques et s'il pourrait un jour le faire mieux qu'un radiologue. Aujourd'hui, nous sommes plus avancés et le marché continue également d'innover. »
Les faibles données actuelles sur l'impact clinique des outils radiologiques utilisant l’IA ne sont pas si étonnantes. « Récemment, j'ai aussi compris que pour toutes les innovations et interventions médicales, il n'existe qu’environ 30 % de preuves de leur efficacité. Pour moi, cela montre que ce n'est pas un problème isolé, mais bien une problématique plus large au sein de l'innovation dans le secteur des soins de santé. »
Elle est également convaincue qu'il faut insister sur les essais cliniques et le suivi des analyses pour faire avancer les choses. « Une fois qu'un outil est commercialisé, le fournisseur a l'obligation de continuer à surveiller et à évaluer son produit. Le suivi peut et doit jouer un rôle plus important aujourd'hui et il faut que les hôpitaux y contribuent. Durant la phase finale de test, qui consiste à utiliser les nouveaux outils, les réactions des utilisateurs sont essentielles pour améliorer les produits et garantir leur sécurité. C’est pourquoi, en collaboration avec l'association néerlandaise des radiologues (NVvR), nous avons mis en place un réseau IA composé de radiologues ayant une affinité avec cette technologie. De cette manière, nous espérons que les expériences seront également partagées entre les centres de santé, afin que le secteur puisse apprendre des uns des autres. »
Bientôt une réévaluation ?
« La seule façon de maintenir des soins de santé abordables en Europe est de s'assurer que ces produits ont un réel impact », affirme-t-elle. Avant d’ajouter : « En fin de compte, nous devons investir intelligemment dans le secteur des soins de santé et, le plus souvent, nous constatons que la technologie ne fait qu'augmenter le coût des traitements. En fin de compte, tous les hôpitaux veulent être à l'avant-garde et avoir de beaux jouets, mais nous devons rester critiques et nous demander si cette technologie contribue vraiment à l'objectif visé. » Elle mentionne notamment l’acquisition du robot Da Vinci. Il s’agit d’un dispositif chirurgical permettant au médecin d'opérer un patient à distance. « Lorsque cette innovation est arrivée sur le marché, tous les hôpitaux ont voulu investir dans cet appareil coûteux. Finalement, sa valeur ajoutée s'est révélée ensuite discutable en raison de son prix élevé et de ses résultats décevants. »
À la fin de son doctorat, Kicky van Leeuwen souhaite réitérer son étude afin de réévaluer les résultats. « L'espoir, bien sûr, est que d'ici là, nous aurons une vision plus précise sur la productivité et la rentabilité des outils. Peut-être pourrons-nous vraiment savoir si l'IA en radiologie permet significativement d'améliorer les soins tout en les rendant plus abordables. »
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